Un membre de l'équipe bleue peint sur les murs d'un orphelinat à Azaz en mars 2021

L’art comme outil pour construire une paix locale

Les perspectives de jeunes artistes dans les zones syriennes contrôlées par l’opposition

«Les Voix locales à la croisée des chemins» est une série d'articles dans laquelle les acteurs locaux, œuvrant pour la paix quotidienne, partagent leurs points de vue sur les fragilités et la résilience de leurs sociétés face aux conflits. Ces sociétés sont à la croisée des chemins entre les réalités locales et les politiques et pratiques nationales de consolidation de la paix. La série vise donc à accélérer l'action au niveau local en renforçant les voix de la société civile au niveau politique. « Les Voix locales à la croisée des chemins » est une série hébergée par la Plateforme de la Société Civile pour la Consolidation de la Paix et le renforcement de l'État (CSPPS) et est le fruit d'une collaboration avec le Programme de Recherche sur les Règlements Politiques (PSRP*), basé à l'Université d'Édimbourg.

Avec cette contribution aux "Voix locales à la croisée des chemins", nous ouvrons une série de trois récits portant sur le rôle des jeunes dans le rétablissement de la paix au niveau local. Nous nous penchons en particulier sur la zone contrôlée par l'opposition syrienne dans le nord-ouest du pays. Ces jeunes sont des étudiants, des artistes, des membres de la société civile et des entrepreneurs de la paix dans un pays en guerre depuis plus d’une décennie. La plupart d'entre eux sont trop jeunes pour avoir un souvenir précis de l’état de la Syrie avant le conflit, mais ils sont tous déterminés à construire un avenir sans violence ni souffrance.

Pour préparer ce blog, nous nous sommes longuement entretenus avec dix jeunes artistes qui forment l'Équipe Bleue (Fariq Azraq en arabe) - un groupe situé à Azaz, à environ 30 kilomètres au nord-ouest d'Alep. Nous leur avons demandé de réfléchir aux opportunités de faire contribuer l’art à la paix en Syrie, ainsi qu’aux obstacles que présentent ces projets. Alors que la violence prolongée a poussé certains à prendre les armes, ces jeunes artistes ont pris crayons et pinceaux et ont mis leur créativité au service de leurs communautés.

The suffering of Syrians living in IDP camps during the pandemic, by Ola Hindawi
La souffrance des Syriens vivant dans les camps de déplacés internes pendant la pandémie, par Ola Hindawi

L’art en tant qu’échappatoire et résistance

Les jeunes hommes et femmes que nous avons rencontrés dans les zones tenues par l'opposition syrienne n'ont pas rejoint l'exode massif des artistes syriens au début du conflit en 2011 ; la plupart d'entre eux avaient moins de 10 ans à cette époque. Il s'agit bien d'artistes nés de la guerre. Au fil des ans, ils ont été témoins de la disparition progressive de la créativité et de la culture en raison de la violence prolongée. Ces dix dernières années, la politique du conflit syrien ainsi que la destruction matérielle et humaine ont été bien documentées. Pourtant, les statistiques et les analyses complexes ont souvent éclipsé les expériences et les souffrances du peuple syrien. C'est pour échapper à leurs souffrances et à leurs expériences traumatisantes que ces jeunes Syriens ont commencé à dessiner.

Mohammed*, 22 ans, a déclaré : "J'ai été blessé à plusieurs reprises pendant le siège de l’est de Ghouta [au nord-est de Damas] ; ma maison a été bombardée à plus des trois reprises. À cette époque, le dessin était un passe-temps auquel j'avais recours lorsque je m'ennuyais. Après avoir été contraint de me déplacer en 2018, j'ai commencé à utiliser plus souvent mon art comme un outil de soutien psychologique pour guérir mon traumatisme". Leila, une jeune femme de 16 ans déplacée de Saraqib dans le gouvernorat d'Idlib, a partagé un récit similaire : "J'avais l'habitude de penser que seule la distance physique pouvait nous protéger, moi et ma famille, de la violence. Lorsque nous avons été contraints de quitter ma ville, j'ai eu l'impression que mon monde s'écroulait et que ma vie ne tournait qu'autour de la guerre et de conditions de vie désastreuses. Mais ces pensées négatives se sont lentement estompées lorsque j'ai commencé à dessiner".

Pour les jeunes artistes que nous avons rencontrés, l'art a constitué un refuge, un moyen d'échapper aux atrocités de la guerre. Tous ont d'abord utilisé l'art pour eux-mêmes, comme une pratique de guérison de soi-même qui aide à "décharger les énergies négatives". Mais leur talent est rapidement devenu une forme de résilience et de résistance qu'ils utilisent désormais pour transformer des expériences traumatisantes en un objectif d'intérêt public.

"Le pouvoir de l'art réside dans sa capacité à véhiculer des sentiments et des messages complexes de manière simple et éloquente. En clarifiant des identités, des visions du monde et des expériences, l'art favorise la compréhension mutuelle et l'empathie ; il peut contribuer à atténuer les conflits et à reconstruire le tissu social."

Un membre de l'équipe bleue peint sur les murs d'un orphelinat à Azaz en mars 2021
Un membre de l'équipe bleue peint sur les murs d'un orphelinat à Azaz en mars 2021 © Blue Team

L’art en tant que guérison et influence

Les jeunes artistes se sentent investis d'une mission et sont conscients de leurs responsabilités en Syrie. D'une part, l'art donne l'occasion de laisser un témoignage intemporel des nombreuses souffrances subies par les Syriens pendant la guerre, dans l'espoir que les générations futures empêchent l'histoire de se répéter. D'autre part, ces jeunes artistes pensent que l'art peut contribuer à la reconstruction de la société. Comme l'explique Khaled, 16 ans, "l'art nous permet de plonger au cœur de nos identités et de nos souffrances. Puis nous pouvons nous réintroduire, réintroduire nos sentiments, dans la communauté sous une nouvelle forme, afin de proposer de nouvelles solutions". Les propos de Khaled sont repris par ses collègues artistes qui ont constaté que les conflits naissent souvent d'une incompréhension ou d'un manque de connaissance des autres. Les fractures de la société syrienne ont été politisées pour alimenter la guerre, de sorte que la Syrie est actuellement prise dans un nid de conflits qui prennent souvent racine au niveau local. Pour Mumtaz, 16 ans, qui a récemment déménagé dans la campagne ou nord d'Alep, le pouvoir de l'art réside dans sa capacité à véhiculer des sentiments et des messages complexes de manière simple et éloquente. En clarifiant des identités, des visions du monde et des expériences, l'art favorise la compréhension mutuelle et l'empathie ; il peut contribuer à atténuer les conflits et à reconstruire le tissu social. Les jeunes artistes sont conscients qu'il faudra plus que des dessins pour ramener la paix en Syrie. Mais comme l'affirme Nour, 18 ans, "l'art est un instrument de paix au milieu des flammes de la guerre. Il n'éteint peut-être pas le feu brûlant, mais il soulage la douleur de la blessure".

En plus de toucher les communautés locales, certains des jeunes artistes à qui nous avons parlé pensent que leur art peut influencer les politiciens et les décideurs. C'est le cas de Leila : "L'art est une connaissance. Lorsque nous visualisons et partageons des connaissances via des expositions d'art ou des graffitis sur les murs de notre ville, nous forçons d’autres communautés, y compris les personnages politiques, à interagir. À ce titre, nous pouvons être de véritables influenceurs". De même, Hamad, qui a récemment commencé à dessiner à l'âge de 21 ans, estime que l'art contribue à façonner l'opinion publique qui, à son tour, peut faire pression sur les hommes politiques pour qu'ils mettent en œuvre des réformes politiques et encouragent les efforts de paix. Pour d'autres, le pouvoir de leur art réside précisément dans le fait qu'il échappe aux considérations politiques et se concentre sur des thèmes plus universels tels que la souffrance humaine. Que leur talent puisse reconstruire les divisions de la société syrienne ou non, tous les jeunes artistes s'accordent sur le fait que l'art fait partie d'un processus par lequel la paix intérieure individuelle peut se propager dans les communautés et favoriser la paix sociale. Il s'agit notamment de faire revivre la culture syrienne et de diffuser des énergies et des couleurs positives dans la vie des Syriens.

"L'art est un instrument de paix au milieu des flammes de la guerre. Il n'éteint peut-être pas le feu brûlant, mais il soulage la douleur de la blessure."

L’art en tant qu’amplificateur de voix locales

Au cours des dix dernières années, les Syriens ont été réduits au silence et exclus des négociations sur l'avenir de leur pays. L'art est une réaction à cette privation de droits ; il est utilisé par les artistes pour se réapproprier leur identité et retrouver leur voix. Leila a exprimé la frustration de millions de Syriens : "Les médias dominants nous décrivent comme des terroristes parce que nous vivons dans des zones tenues par l'opposition. Mais nous sommes des gens normaux. Nous sommes peintres, musiciens, poètes et écrivains". D'où la nécessité pour les jeunes artistes d'envoyer un message fort au monde - les Syriens souffrent du conflit - dans un langage universel qui transcende toutes les barrières linguistiques et culturelles. Cependant, Hamad a souligné que la souffrance ne devrait pas éclipser un message tout aussi important : la vie continue malgré les difficultés quotidiennes, et l'espoir et la résilience prévalent en Syrie.

drawing by Baraa Obied and represents the suffering of the Syrians in face of the pandemic and the bombings
dessin de Baraa Obied et représente la souffrance des Syriens face à la pandémie et aux bombardements

Les zones tenues par l'opposition dans la campagne nord d'Alep ont connu une relative stabilité au cours de l'année passée, ce qui a permis à de jeunes artistes d'organiser plusieurs expositions locales et de participer à des formations proposées par des centres communautaires avec le soutien de la société civile. Ils se sentent en quelque sorte privilégiés et responsables, car leur art jouit d'une bonne crédibilité et est la preuve de leur persistance et de leur force face au conflit. En revanche, les artistes vivant dans les zones contrôlées par le régime syrien sont confrontés à une forte censure et les artistes exilés peuvent être perçus comme déconnectés des réalités intérieures de la Syrie. Mais être un artiste dans les zones contrôlées par l'opposition syrienne présente de nombreux défis. Le matériel artistique est rare et coûteux ; les artistes doivent parfois parcourir une centaine de kilomètres pour acheter des pinceaux et des couleurs de bonne qualité. De plus, l'art est souvent considéré comme un passe-temps, voire une perte de temps, dans un endroit où il est toujours difficile de trouver des activités génératrices de revenu. Le marché de l'art étant inexistant dans le nord-ouest de la Syrie, les artistes locaux ne peuvent pas utiliser leur talent pour contribuer aux dépenses nécessaires de leur famille. Si les jeunes artistes ont noté des signes d'une plus grande ouverture d'esprit au niveau de la société et le soutien d'établissements d'enseignement tels que l'Université libre d'Alep, ils ont également souligné les critiques et les préjugés à l'encontre de leur différence en tant qu'artistes. Mais ces nombreux défis ne semblent pas ébranler la détermination des jeunes artistes : "Nous sommes les enfants de la guerre et nous sommes prêts à décorer notre monde avec nos peintures et à répandre nos couleurs au-delà des frontières. Le monde a besoin de savoir que nous sommes là".

* Tous les noms ont été modifiés

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Élève ta voix! Contactez-nous pour partager vos expériences ou celles des autres en matière de vulnérabilité et de résilience aux conflits et aux efforts de paix.

Article rédigé par Juline Beaujouan, Eyas Ghreiz et Abdulah El hafi

Juline Beaujouan est chercheuse associée au programme de recherche sur les règlements politiques (PSRP), basé à l'Université d'Édimbourg, où elle étudie la gestion des conflits locaux et le renforcement de la confiance au Liban, en Irak et en Syrie. Juline a obtenu son doctorat de l’université de Durham, où elle a reçu la bourse de doctorat al-Sabah et a agi en tant que membre de l’Open World Research Initiative (OWRI) de l’AHRC. Juline est co-éditrice et contributrice du volume Crise syrienne, réfugiés syriens - Voix de Jordanie et du Liban, et co-auteur de Islam, IS and the Fragmented State: The Challenges of Political Islam in the MENA Region.

Eyas Ghreiz est chercheur et consultant dans les domaines des droits de l'homme et du développement. Ghreiz est également étudiant en Master en développement international, spécialisé dans les conflits, la sécurité et le développement, à l'Université de Birmingham, au Royaume-Uni. Ghreiz a plus de huit ans d'expérience de travail avec des ONG internationales et des organismes des Nations Unies en Jordanie, en Syrie, en Turquie et au Yémen. Il a publié plusieurs articles en arabe et en anglais et a contribué au livre Syrian Crisis, Syrian Refugees: Voices from Jordan and Lebanon, publié par Palgrave Macmillan en anglais et en turc, et sera bientôt publié en arabe.

Abdulah El hafi a cofondé et géré le Bureau de secours unifié dans la Ghouta orientale et a siégé au conseil d'administration pendant deux ans. En 2013, il était membre fondateur de la protection civile dans la Ghouta orientale du Rif Damas. De 2014 à 2019, Abdulah a travaillé en tant que coordinateur et responsable de terrain pour plusieurs programmes financés par le DFID britannique et l'USAID. Il dispense également des formations dans le domaine de la bonne gouvernance et du renforcement des capacités pour plusieurs organisations, équipes et conseils locaux dans les gouvernorats de Rif Damas, Idlib et le nord d'Alep. Actuellement, Abdulah travaille comme directeur de l'Unité des conseils administratifs locaux (LACU) bureau de Syrie.

* Le programme de recherche sur les règlements politiques est un partenaire du collectif Covid. Le Collectif rassemble l'expertise des organisations partenaires de recherche du Royaume-Uni et du Sud et offre une réponse rapide à la recherche en sciences sociales pour éclairer la prise de décision sur certains des défis de développement les plus urgents liés à Covid-19. Le PSRP et Covid Collective sont soutenus par le FCDO britannique.

Une traduction de cet article est disponible en anglais et en arabe (5).

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