Covid-Prevention Idlib

Comités locaux de réconciliation dans le nord de la Syrie

Gérer les conflits au quotidien dans un pays en guerre

«Les Voix locales à la croisée des chemins» est une série d'articles dans laquelle les acteurs locaux, œuvrant pour la paix quotidienne, partagent leurs points de vue sur les fragilités et la résilience de leurs sociétés face aux conflits. Ces sociétés sont à la croisée des chemins entre les réalités locales et les politiques et pratiques nationales de consolidation de la paix. La série vise donc à accélérer l'action au niveau local en renforçant les voix de la société civile au niveau politique. « Les Voix locales à la croisée des chemins » est une série hébergée par la Plateforme de la Société Civile pour la Consolidation de la Paix et le renforcement de l'État (CSPPS) et est le fruit d'une collaboration avec le Programme de Recherche sur les Règlements Politiques (PSRP*), basé à l'Université d'Édimbourg.

Pour la première partie de la série, nous concentrons notre attention sur la Syrie, en nous appuyant sur un projet de recherche soutenu par le Collectif Covid et dirigé par Juline Beaujouan, portant sur : l'impact du COVID-19 sur le rétablissement de la paix locale dans les zones contrôlées par l'opposition syrienne. Au-delà de la Syrie, la série d'articles élargira sa portée et sa couverture à d'autres contextes pour refléter la mosaïque de perceptions et d'expériences d’implémentation quotidienne de la paix dans le monde.

Meeting held in Idlib governorate
Meeting held in Idlib governorate for community cohesion and mediation between the internally displaced from Ghouta and residents in Saraqib.

Les comités de réconciliation locaux ont toujours existé en Syrie, reflétant l'importance des coutumes et des lois traditionnelles et tribales du pays. Depuis le déclenchement de la guerre civile en mars 2011, ces institutions n'ont fait que gagner en importance et en expérience. Afin de mieux comprendre la nature, les rôles et l'impact de ces comités dans les domaines où l'état de droit est absent depuis près de 10 ans, nous avons interrogé des membres de plusieurs comités locaux de réconciliation dans le gouvernorat d'Idlib entre juillet et octobre 2020.

Les comités de réconciliation locaux présentent l’opportunité de réglementer la violence et de circonscrire les éventuels abus de force.

Entre justice traditionnelle et consolidation de la paix

Après que la Russie ait officiellement décidé d’intervenir militairement dans le conflit syrien en décembre 2015, le régime syrien et ses alliés ont réalisé des gains militaires importants aux dépens des groupes insurgés et rebelles. À la lumière de ces développements, des comités de réconciliation locaux sont apparus comme des ponts entre les forces militaires du régime et les communautés locales afin de mettre en place un cadre de négociations sur la désescalade des conflits et sur les accords de paix. Pourtant, dans les « zones réconciliées », de retour sous la joug du gouvernement syrien, ces comités ont été critiqués pour leur manque d’engagement réel en faveur de la paix. Plutôt que de lancer des initiatives qui s'attaqueraient aux causes des conflits et d’initier la réconciliation, ils ont été accusés d'être des outils tactiques entre les mains du régime syrien et de ses alliés, la Russie et l'Iran, comme moyen de décentraliser le conflit, loin des centres urbains, et d’assurer le contrôle des domaines et des ressources stratégiques. La légitimité et l'autorité contestées de ces comités - principalement dirigés par des notables locaux dotés de réseaux économiques solides - sont perçues comme un obstacle supplémentaire de taille face à la restauration du capital social et à une paix durable.

Dans le nord-ouest de la Syrie, qui reste sous le contrôle de groupes rebelles, les communautés locales ont développé des stratégies similaires dans la gestion quotidienne des conflits ; avec des résultats apparemment différents. Alors que la Russie, la Turquie et l'Iran gardent le dessus sur les négociations directement liées au conflit syrien, et en l'absence d'un système judiciaire, d'un État de droit, et d’un gouvernement reconnu, les comités de réconciliation locaux ont assumé la difficile mission de médiation entre toutes les parties de la société, établissant des liens cruciaux entre le Gouvernement de salut de facto, les groupes armés et les civils.

Dans le gouvernorat d'Idlib, traditionnellement caractérisé par une forte présence tribale, les chefs tribaux et religieux, mais aussi les militants, ont assumé un rôle central dans les comités de réconciliation locaux et dans les initiatives de gestion des conflits. De même, l'armée est devenue une partie prenante clé de la désescalade des conflits locaux en termes d'application de la loi et de protection des civils.

Les PID sont régulièrement confrontées à des traitements discriminatoires et à des conflits avec les résidents locaux à propos de l'accès et de l'utilisation des terres, des ressources limitées et de l'aide humanitaire.

En ce sens, les comités de réconciliation locaux présentent l’opportunité de réglementer la violence et de circonscrire les éventuels abus de force. Par exemple, dans plusieurs localités, certain comités locaux ont négocié la mise en place de points de contrôle militaires à l'entrée des villages et des villes pour imposer la démilitarisation des zones civiles. En général, parce que leur composition reflète les caractéristiques démographiques des zones dans lesquelles ils interviennent, les comités locaux de réconciliation assurent la représentation qui fait défaut au niveau du gouvernement et, de facto, au niveau des institutions politiques de la région.

Des outils puissants pour la cohésion sociale et la confiance

A Jisr al-Shughour, une ville située à 50 km à l'ouest d'Idlib, le chef du comité politique a estimé que les comités de réconciliation locaux ont résolu environ 75% des conflits locaux. Il a expliqué qu’« à mesure que l'environnement démographique changeait, des conflits surgissaient parce que les nouveaux arrivants [les personnes déplacées à l'étranger (PID)] ne comprenaient pas la nature et les coutumes de notre région; à l'inverse, les habitants ne les accueilleraient pas en raison des conditions de sécurité. Alors que la ville a accueilli quelques milliers de colons musulmans turcs, 50 à 90% de la population de la ville a été déplacée en 2019 en raison d'intenses combats.

Jisr al-Shughour n'est pas un exemple isolé du nord-ouest de la Syrie. Les PID sont régulièrement confrontées à des traitements discriminatoires et à des conflits avec les résidents locaux à propos de l'accès et de l'utilisation des terres, des ressources limitées et de l'aide humanitaire. Ces querelles sont des conséquences indirectes du conflit et sont aggravées par un environnement instable. Dans ce contexte, les comités de réconciliation locaux offrent une plateforme de dialogue inclusive, dissipant ainsi les tensions et protégeant les communautés les plus vulnérables de cette société déchirée par la guerre.

Le manque d’engagement du gouvernement syrien en faveur de la résolution non violente des conflits et des droits de l’homme est considéré comme le principal obstacle à une paix durable en Syrie.

Une façon de renforcer ce dialogue est de fournir des plateformes où les communautés se rencontrent et travaillent ensemble pour le bien public. Par exemple, quand il s'agit de la démilitarisation d'une zone. Dans le contexte d'un conflit prolongé qui a vu l'avènement du régime militaire, ces comités autonomisent les civils et les aident à garder le contrôle de leurs villes et de leurs institutions. À cet égard, la base de données PA-X, hébergée par l’Université d’Édimbourg, enregistre plusieurs accords de «neutralisation» négociés par des comités de réconciliation locaux. C'est également le cas d'un accord négocié par les habitants de Maarat al-Numan et par le groupe armé islamiste Tahrir al-Sham en janvier 2019, afin d'empêcher ce dernier d'installer son siège dans la ville. De ce fait, le comité de réconciliation local a réussi à protéger les zones civiles et les habitants, empêchant ceux-ci de devenir une cible du régime syrien. Celui-ci a ainsi contribué à une sécurité accrue, qui est un puissant moteur de confiance, de cohésion sociale et, enfin, de paix durable.

Les obstacles à la gestion locale des conflits

Les comités de réconciliation locaux sont les principaux garants de la paix sociale locale dans le nord-ouest de la Syrie. Pourtant, leur efficacité réside dans la volonté de l’armée et du gouvernement du Salut à négocier, à aider à appliquer les décisions et à reconnaître les initiatives civiles dans la région. Cette fragmentation de l'autorité et de la légitimité est aggravée par l'absence d'une autorité centrale, d'une force exécutive indépendante et d'un ensemble de lois qui s'appliqueraient à tous. Sur le plan financier, les comités de réconciliation locaux manquent d'indépendance: ils s'appuient souvent sur l'aide de bailleurs de fonds extérieurs qui ne sont pas nécessairement considérés comme neutres dans le conflit syrien. Enfin, et plus important encore, le nord-ouest de la Syrie est toujours dans la mire. Le manque d’engagement du gouvernement syrien en faveur de la résolution non violente des conflits et des droits de l’homme est considéré comme le principal obstacle à une paix durable en Syrie. Mais certains espèrent encore qu '«une fois qu'une solution politique sera trouvée - ou plutôt imposée -, il y aura un grand besoin de comités de réconciliation pour reconstruire les ponts entre les Syriens qui se sont retournés les uns contre les autres au cours de la dernière décennie. Nous devons reconstruire la confiance érodée pendant la guerre ».

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Élève ta voix! Contactez-nous pour partager vos expériences ou celles des autres en matière de vulnérabilité et de résilience aux conflits et aux efforts de paix.

Article rédigé par Juline Beaujouan, Eyas Ghreiz et Abdulah El hafi

Juline Beaujouan est chercheuse associée au programme de recherche sur les règlements politiques (PSRP), basé à l'Université d'Édimbourg, où elle étudie la gestion des conflits locaux et le renforcement de la confiance au Liban, en Irak et en Syrie. Juline a obtenu son doctorat de l’université de Durham, où elle a reçu la bourse de doctorat al-Sabah et a agi en tant que membre de l’Open World Research Initiative (OWRI) de l’AHRC. Juline est co-éditrice et contributrice du volume Crise syrienne, réfugiés syriens - Voix de Jordanie et du Liban, et co-auteur de Islam, IS and the Fragmented State: The Challenges of Political Islam in the MENA Region.

Eyas Ghreiz est chercheur et consultant dans les domaines des droits de l'homme et du développement. Ghreiz est également étudiant en Master en développement international, spécialisé dans les conflits, la sécurité et le développement, à l'Université de Birmingham, au Royaume-Uni. Ghreiz a plus de huit ans d'expérience de travail avec des ONG internationales et des organismes des Nations Unies en Jordanie, en Syrie, en Turquie et au Yémen. Il a publié plusieurs articles en arabe et en anglais et a contribué au livre Syrian Crisis, Syrian Refugees: Voices from Jordan and Lebanon, publié par Palgrave Macmillan en anglais et en turc, et sera bientôt publié en arabe.

Abdulah El hafi a cofondé et géré le Bureau de secours unifié dans la Ghouta orientale et a siégé au conseil d'administration pendant deux ans. En 2013, il était membre fondateur de la protection civile dans la Ghouta orientale du Rif Damas. De 2014 à 2019, Abdulah a travaillé en tant que coordinateur et responsable de terrain pour plusieurs programmes financés par le DFID britannique et l'USAID. Il dispense également des formations dans le domaine de la bonne gouvernance et du renforcement des capacités pour plusieurs organisations, équipes et conseils locaux dans les gouvernorats de Rif Damas, Idlib et le nord d'Alep. Actuellement, Abdulah travaille comme directeur de l'Unité des conseils administratifs locaux (LACU) bureau de Syrie.

* Le programme de recherche sur les règlements politiques est un partenaire du collectif Covid. Le Collectif rassemble l'expertise des organisations partenaires de recherche du Royaume-Uni et du Sud et offre une réponse rapide à la recherche en sciences sociales pour éclairer la prise de décision sur certains des défis de développement les plus urgents liés à Covid-19. Le PSRP et Covid Collective sont soutenus par le FCDO britannique.

Une traduction de cet article est disponible en anglais et en arabe.

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