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La délocalisation et le déracinement

L’impact négatif sur la paix en Syrie

«Les Voix locales à la croisée des chemins» est une série d'articles dans laquelle les acteurs locaux, œuvrant pour la paix quotidienne, partagent leurs points de vue sur les fragilités et la résilience de leurs sociétés face aux conflits. Ces sociétés sont à la croisée des chemins entre les réalités locales et les politiques et pratiques nationales de consolidation de la paix. La série vise donc à accélérer l'action au niveau local en renforçant les voix de la société civile au niveau politique. « Les Voix locales à la croisée des chemins » est une série hébergée par la Plateforme de la Société Civile pour la Consolidation de la Paix et le renforcement de l'État (CSPPS) et est le fruit d'une collaboration avec le Programme de Recherche sur les Règlements Politiques (PSRP*), basé à l'Université d'Édimbourg.

Les accords de paix locaux et les déplacements forcés en tant qu’arme de guerre

L’intervention armée de la Russie en Syrie aux côtés du Président Bashar al-Assad en Septembre a changé les conditions du conflit qui a éclaté en mars 2011. La présence russe en Syrie a non seulement basculé l’équilibre du conflit en faveur du régime syrien, mais a aussi changé la nature des efforts de maintien de la paix dans les zones reconquises par les forces de l’opposition. La bataille destructive pour le Ghouta de l’Est – gagnée en large partie par le régime syrien – a incité les forces de l’opposition à négocier leur sortie des villes et villages autour de Damas après cinq années de siège (du mois d’avril 2013 à avril 2018). Ces négociations ont été dirigées exclusivement par l’armée russe et ont proposé un choix simple aux groupes de l’opposition et aux populations locales affiliées : partir ou mourir.  

C’est ainsi qu’un processus de déplacement forcé et d’expulsion des zones reconquises par le régime syrien – soutenu par ses alliés russes at iraniens – a commencé vers le nord-ouest de la Syrie. Des accords similaires ont été conclus à travers la Syrie en 2017 et jusqu’à l’été 2018, surtout aux alentours des villes d’Homs, de Damas, de Quneitra, et de Daraa. Ces accords coïncidèrent avec le premier cycle de négociations d’Astana – une initiative de paix pour promouvoir les négociations intra-syriennes - au début de l’année 2017. Ces discussions ont permis à la Russie, la Turquie, et l’Iran, d’obtenir le statut d’états garants des négociations pour implémenter la Résolution 2254 de l’ONU, qui appelle à un cessez-le-feu et au développement d’un accord politique en Syrie.

 D’autres cessez-le-feu et soi-disant accords de « paix » ont causé des déplacements de civils, surtout quand le régime syrien a lancé une série d’arrestations et a imposé la conscription dans l’armée syrienne. Les Syriens déplacés se sont réfugiés dans les zones tenues par l’opposition autour des gouvernorats d’Idlib et d’Alep, dans le nord-ouest du pays. Suite à une offensive violente du régime syrien et de ses alliés, « L’aube d’Idlib 2 », entre décembre 2019 et mars 2020, plus d’un million de personnes ont été déplacées à nouveau.  A compter de mars 2021, ces zones abritaient donc 3 millions de personnes. A l’heure où nous écrivons, 60% de la population du gouvernorat d’Idlib est constituée de Syriens déplacés qui ont dû fuir suite aux accords de « paix » avec les forces russes. Ce changement démographique fait pression sur les services et les ressources, mais aussi sur la cohésion sociale dans les zones contrôlées par l’opposition syrienne.

Au moment de la rédaction de ce rapport, 60% de la population du gouvernorat d’Idlib est composée de Syriens déplacés qui ont fui à la suite d’accords de «paix» avec l’armée russe.

More civilian displacement followed ceasefires and so-called ‘peace’ deals when the returning Syrian regime launched a series of arrests and imposed conscription in the Syrian army. Displaced Syrians fled to the opposition-held areas in Idlib and Aleppo governorates in the northwest of the country. As of March 2021, these areas were home to 3 million people, after almost one million was further displaced following the violent “Dawn of Idlib 2” offensive of the Syrian regime and its allies between December 2019 and March 2020. At the time of writing, 60% of the population in Idlib governorate is made up of displaced Syrians who fled in the aftermath of ‘peace’ deals with the Russian military. This demographic shift put a strain on services and resources, but also on social cohesion in Syrian opposition-held areas.

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"Fille déplacée à la croisée des chemins", 2020 par Bara'a Obaid, étudiant à Azaz et originaire de la Ghouta orientale. (Les panneaux indiquent (en haut à gauche): guerre, racisme, déplacement, arrestation, bombardement, exploitation.)

Une conséquence négative de ces initiatives politiques est la création d'un État déplacé de facto au sein de l'État d'opposition de facto, ce qui signifie une plus grande fragmentation politique en Syrie.

La résistance délocalisée et la représentation politique

Les accords de paix en Syrie ont obligé les forces de l’opposition et les civils à évacuer leurs villes et villages. Des milliers de Syriens ont donc été dépourvus de représentation politique et n’ont pas pu faire valoir leurs droits de participation dans des accords politiques locaux. Dans les zones contrôlées par l’opposition, les personnes déplacées internes (PDI) sont souvent considérées des citoyens de seconde classe et – tout comme la plupart des autres citoyens – sont exclues des institutions politiques. Selon la loi actuelle en Syrie, les PDI ne sont pas autorisés à se présenter pour des postes politiques au sein des comités locales et provinciales. Cependant, aucune de ces limitations n’a réduit la volonté politique des Syriens déplacés. Ils ont formé leur propres organes politiques représentatifs, et c’est ainsi qu’ont émergé le Gouvernorat Libre et le Conseil Provincial au nord-ouest de la Syrie. Le gouverneur de Daraa (au sud de la Syrie, près de la frontière avec la Jordanie) a expliqué que « nous avons formé le Conseil du Gouvernorat Libre de Daraa au nord de la Syrie car nous voulons officiellement représenter les rebelles de Daraa qui refusent les soi-disant accords et qui ont quitté Daraa. Notre objectif est de rejeter ces accords de déplacements fragiles et de résister au régime ». Tous les membres des Conseils Libres sont affiliés au Ministère local de l’administration du gouvernement intérim de la Syrie dans le gouvernorat d’Alep, et sont donc soutenus par la Turquie.

Une conséquence négative de ces initiatives politiques a été la création de facto d’un état pour PDI au sein d’un état d’opposition, ce qui signifie davantage de fragmentations politiques en Syrie. Un membre du Conseil Administratif Local de Azaz, du gouvernorat d’Alep, partage sa perspective sur la compétition pour la légitimité et la représentation des PDI dans sa ville : « 200,000 personnes habitent à Azaz, y compris 30% de personnes locales et 70% de PDI. Bien que cette ville jouisse d’une bonne cohésion sociale entre ces deux communautés, la coordination politique et administrative est difficile. Par exemple, les membres du conseil d’Azaz doivent sans cesse décider entre traiter directement avec le Conseil Local originel (qui exclut les PDI) et le Conseil Local Libre d’Alep, qui est éloigné des réalités des populations et des institutions demeurant après l’accord avec la Russie. Devrions-nous encourager la cohésion sociale à Azaz ou plutôt essayer de construire des ponts avec le reste de la Syrie ? Traitons-nous uniquement avec les institutions de « l’opposition », ou bien avec les institutions locales dans les zones sous contrôle du régime syrien ?

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Photo prise par le petit frère d'Abdallah, en attendant que le bus pour partir de la Ghouta orientale dans le Rif Damas, pour aller dans les zones protégées par l'opposition sous protection russes dans le nord-ouest, après qu'un cessez-le-feu ait mis fin

Alors que la société civile locale tentait d'atténuer les tensions entre les personnes déplacées et les habitants à travers la Défense civile syrienne et l'Initiative des volontaires contre Corona, le succès de leur médiation reposait principalement sur les compétences de communication des individus et la bonne volonté des communautés locales pour comprendre la vulnérabilité des Les PDI face à un virus qui ne fait pas de discrimination entre l'âge, le sexe ou l'identité.

Prendre en compte la diversité syrienne – les défis pour la cohésion sociale

Les questions de légitimité et de représentation politique ne sont pas les seuls défis engendrés par le déplacement de milliers de Syriens. Les villes au nord-ouest de la Syrie sont particulièrement vulnérables aux tensions sociales car elles regroupent plusieurs communautés différentes en termes de normes socio-culturelles. Ceci génère aussi des tensions sociales qui pourraient mettre en danger les efforts de développement et de consolidation de la paix à un niveau local. Ces tensions ont par exemple éclaté dans deux villages situés dans la campagne près d’Alep, Sujo and Bab al-Salammah. Les deux villages abritaient à l’origine 3,000 habitants de zones rurales. L’accès à l’éducation pour la population locale étant limité, certaines communautés ont rejoint les rangs des divers groupes radicaux depuis le début du conflit syrien. Quand des milliers de Syriens éduqués et respectés de Tal Refat ont dû se relocaliser à Sujo et Bab al-Salammah, ils demandèrent des écoles et des structures éducatives. Ces projets ont été entamés par des agences de développement et d’aide humanitaire, et les PDI ont pu utiliser leurs qualifications pour postuler aux postes éducatifs. Les villageois locaux, qui n’avaient pas eu la même éducation, ne pouvaient pas rivaliser avec les PDI et n’ont pas pu bénéficier des mêmes chances d’emploi. Ceci a causé des affrontements dans lesquels trois jeunes hommes ont été tués. Le différend n’est toujours pas résolue, malgré des efforts de médiations de la part de responsables turques, de chefs de tribus, et des ONG.

De la même manière, la pandémie COVID-19 a aggravé les tensions sociales entre les communautés locales et les populations déplacées, en particulier sur le sujet de la distribution d’aide. Certaines mesures d’atténuation contre le virus, comme la distanciation sociale, ne peuvent être mises en place dans certains camps PDI au nord-ouest de la Syrie, surtout ceux du gouvernorat d’Idlib. Ces Syriens déplacés sont donc devenus particulièrement vulnérables.  En conséquence, la plupart des ONG ont choisi de se concentrer sur les PDI. La société civile locale tente d’atténuer les tensions entre les PDI et les populations locales à travers l’Initiative de la Défense Civile Syrienne et des Volontaires contre le Corona. Cependant, le succès de ces efforts repose en large partie sur des compétences de communication d’individus, et la bonne volonté des communautés locales en comprenant la vulnérabilité des PDI face à un virus qui ne fait pas de différence entre les âges, les genres, ou les identités.

En conclusion, bien que les accords de « paix » aient contribué à diminuer les conflits violents entre le régime syrien et les groupes d’opposition, ces négociations ont déplacé le conflit vers les nord-ouest du pays en causant plus de tensions intra-syriennes. Cet effet pourra poser un sérieux défi aux efforts de consolidation de paix en Syrie.

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Élève ta voix! Contactez-nous pour partager vos expériences ou celles des autres en matière de vulnérabilité et de résilience aux conflits et aux efforts de paix.

Article rédigé par Juline Beaujouan, Eyas Ghreiz et Abdulah El hafi

Juline Beaujouan est chercheuse associée au programme de recherche sur les règlements politiques (PSRP), basé à l'Université d'Édimbourg, où elle étudie la gestion des conflits locaux et le renforcement de la confiance au Liban, en Irak et en Syrie. Juline a obtenu son doctorat de l’université de Durham, où elle a reçu la bourse de doctorat al-Sabah et a agi en tant que membre de l’Open World Research Initiative (OWRI) de l’AHRC. Juline est co-éditrice et contributrice du volume Crise syrienne, réfugiés syriens - Voix de Jordanie et du Liban, et co-auteur de Islam, IS and the Fragmented State: The Challenges of Political Islam in the MENA Region.

Eyas Ghreiz est chercheur et consultant dans les domaines des droits de l'homme et du développement. Ghreiz est également étudiant en Master en développement international, spécialisé dans les conflits, la sécurité et le développement, à l'Université de Birmingham, au Royaume-Uni. Ghreiz a plus de huit ans d'expérience de travail avec des ONG internationales et des organismes des Nations Unies en Jordanie, en Syrie, en Turquie et au Yémen. Il a publié plusieurs articles en arabe et en anglais et a contribué au livre Syrian Crisis, Syrian Refugees: Voices from Jordan and Lebanon, publié par Palgrave Macmillan en anglais et en turc, et sera bientôt publié en arabe.

Abdulah El hafi a cofondé et géré le Bureau de secours unifié dans la Ghouta orientale et a siégé au conseil d'administration pendant deux ans. En 2013, il était membre fondateur de la protection civile dans la Ghouta orientale du Rif Damas. De 2014 à 2019, Abdulah a travaillé en tant que coordinateur et responsable de terrain pour plusieurs programmes financés par le DFID britannique et l'USAID. Il dispense également des formations dans le domaine de la bonne gouvernance et du renforcement des capacités pour plusieurs organisations, équipes et conseils locaux dans les gouvernorats de Rif Damas, Idlib et le nord d'Alep. Actuellement, Abdulah travaille comme directeur de l'Unité des conseils administratifs locaux (LACU) bureau de Syrie.

* Le programme de recherche sur les règlements politiques est un partenaire du collectif Covid. Le Collectif rassemble l'expertise des organisations partenaires de recherche du Royaume-Uni et du Sud et offre une réponse rapide à la recherche en sciences sociales pour éclairer la prise de décision sur certains des défis de développement les plus urgents liés à Covid-19. Le PSRP et Covid Collective sont soutenus par le FCDO britannique.

Une traduction de cet article est disponible en anglais et en arabe.

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